« La plupart de ceux qui ont écrit sur les affects
et sur les principes de la conduite semblent traiter non de choses naturelles
qui suivent des lois générales de la nature, mais de choses
qui sont en dehors de cette Nature. Il semble même qu'ils conçoivent
l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient en
effet que, loin de le suivre, l'homme perturbe l'ordre de la Nature et
que, dans ses propres actions, il exerce une puissance absolue et n'est
déterminé que par lui-même. Aussi attribuent-ils
la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines non pas à la
puissance générale de la Nature mais à je ne sais
quel vice de la nature humaine sur laquelle, dès lors, ils pleurent,
rient, exercent leur mépris ou, le plus souvent, leur haine. Et
celui qui sait accabler l'impuissance de l'Esprit humain avec le plus
d'éloquence ou le plus d'arguments passe pour divin. (…)
Mais voici mes raisons. Il ne se produit rien dans les choses qu'on puisse
attribuer à un vice de la Nature ; car elle est toujours la même,
et partout sa vertu, sa puissance d'agir est une et identique ; c'est-à-dire
que les lois et les règles de la Nature selon lesquelles tout
se produit et se transforme sont toujours et partout les mêmes,
et c'est aussi pourquoi, quelle que soit la nature de l'objet à comprendre,
on ne doit poser qu'un seul et même principe d'explication : par
les lois et règles universelles de la Nature. "
SPINOZA : Éthique, III, Préface.
Ne pas tourner en dérision, ne pas déplorer
mais comprendre.
Les philosophes conçoivent les affections qui se livrent bataille
en nous, comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur faute,
c'est pourquoi ils ont accoutumé de les tourner en dérision,
de les déplorer, de les réprimander, ou, quand ils veulent
paraître plus moraux, de les détester. Ils croient ainsi
agir divinement et s'élever au faîte de la sagesse, prodiguant
toutes sortes de louanges à une nature humaine qui n'existe nulle
part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement.
Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu'ils sont, mais
tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent : de là cette
conséquence, que la plupart, au lieu d'une Ethique, ont écrit
une Satire, et n'ont jamais eu en Politique de vues qui puissent être
mises en pratique ; la Politique, telle qu'ils la conçoivent,
devant être tenue pour une Chimère, ou comme convenant soit
au pays d'Utopie, soit à l'âge d'or, c'est-à-dire à un
temps où nulle institution n'était nécessaire. Entre
toutes les sciences, donc, qui ont une application, c'est la Politique
où la théorie passe pour différer le plus de la
pratique, et il n'est pas d'hommes qu'on juge moins propres à gouverner
l'État, que les théoriciens, c'est-à-dire les philosophes.
SPINOZA : Traité politique, chap. 1, §1.
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